Parler du bagne

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Depuis plus de trois mois, je rédige ces billets et je me rends compte que maintenant je prévois d'écrire un article sur mes activités futures. Aussi, avant même mon départ de la zone amérindienne, je savais que je parlerais du bagne à un moment. Il était tout simplement inconcevable de quitter la Guyane sans essayer de mieux appréhender sur place cette page de l'Histoire de France que je connais si mal. Mais parler du bagne est une chose compliquée. Voilà cinq fois que je réécris mon introduction et je ne sais toujours pas si je choisis le bon angle pour en parler. Nous verrons dans quelle direction je pars.

le penseur [Résolution de l'écran]

Assis à deux pas du Camp de la Transportation, pense-t-il ou se lamente-t-il?

 

Géographiquement parlant, la direction choisie est celle de Saint Laurent du Maroni, à la limite nord de la Guyane, ville frontalière du Surinam. Saint Laurent, forte de vingt mille âmes, fut au début du siècle dernier une ville prospère dont l'économie était basée sur l'exploitation des bagnards, version moderne de l'esclavage et tout aussi économique. Si le journaliste Albert Londres décrivait Saint Laurent comme « le petit Paris » en 1923, force est de reconnaître que la disparition du bagne a d'une manière considérable fait régresser la ville qui semble vivre sur son passé plus que sur son futur. En clair, Saint Laurent ne m'a pas séduite. Après un premier tour d'ensemble, je me demande ce que je fais là et l'accès libre à la première partie du Camp de la Transportation, lieu de transit obligatoire de tout condamné au bagne avant d'être réparti sur le territoire Guyanais, ne m'inspire guère plus. Les quelques bâtiments présents sont peu intéressants et je croise les doigts pour que la visite guidée le soit plus. Je salue tout de même l'initiative d'avoir rénover certaines de ces constructions pour en faire la bibliothèque municipale ou des lieux d'exposition.

 

Aussi c'est d'un air dubitatif que je commence cette visite.

 

Et je reçois une grosse claque dans la figure!

 

Avant de quitter Camopi, j'ai revu « Papillon », ce film de 1973 avec Steve McQueen et Dustin Hofmann adapté du roman plus ou moins autobiographique d'Henri Charrière, célèbre ancien bagnard. Loin d'être un documentaire, il posait le parcours de ce prisonnier de son incarcération à son évasion, et avait au moins le mérite de parler du bagne, de montrer des scènes de vie et de me préparer à ce que j'allais voir.

cellule 47 [Résolution de l'écran]

la cellule 47, où séjourna Papillon

 

Papillon [Résolution de l'écran]

Au sol, gravé dans la pierre, parmi d'autres noms, Papillon

Alors j'ai vu.

 

 

Du centre de la grande cour, je n'avais pas remarqué cette petite porte en bois, discrète et pourtant en plein milieu du mur. C'est pourtant elle qui permet d'accéder aux parties fermées du bagne. C'est elle qui vous ramène un siècle en arrière, comme si vous franchissiez les portes du temps. C'est elle enfin qui m'a giflé la première de toute la force de l'histoire qu'elle a vécu et qu'elle révèle au touriste de passage qui accepte de se laisser pénétrer par la violence des lieux.

 

Un monde différent.

Des règles différentes.

Une société à part.

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Le secteur des bagnards dangereux et des condamnés à mort. Au fond l'emplacement de la guillotine.

 

Jamais, non, jamais, je n'avais imaginé qu'un endroit pareil ait pu exister pendant un siècle. Et pourtant, sorti de son contexte, le lieu serait presque joli. Ce serait oublier ce qui s'y est passé. Car l'horreur du lieu n'est pas le lieu en lui même mais ce que l'humain peut révéler de pire dans son comportement.

 

Le bagne devait être une fausse bonne idée, une de ces idées qui paraissent excellentes quand on les conceptualisent assis confortablement dans son bureau, sur son fauteuil Napoléon III ( ben oui, c'est une idée de Napoléon III, alors il devait être assis dans un « fauteuil-lui même ») en sirotant un vieux cognac. Profiter des condamnés pour coloniser la Guyane, en même temps qu'on se débarrasse de cette mauvaise graine sur le territoire. Mais l'idée initiale était basée sur la redemption et la réadaptation à la vie civile, certes en Guyane, mais au final libre. Le bagne est devenu une machine à broyer les hommes, une ignominie dont on ne pouvait s 'échapper si ce n'est par la mort. Tout s'est organisé pour mener à l'échec des tentatives de réhabilitation des condamnés. Partir au bagne, c'était être condamné à mort.

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Enchainement de cellules individuelles.

 

La faute à qui? Je ne peux m'empêcher de détester les suiveurs, ceux qui suivent les ordres, qui ne sont pas responsables mais ont appliqué avec scrupule et rigueur les règles. Ces mêmes personnages qui les réinterprètent parfois à l'extrème dans leur interêt, ces petits chefs à l'âme révélée de tortionnaire quand on leur donne un petit pouvoir.

 

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Le quartier spécial, où comment être plus dur que dur.

 

Je suis là, dans ces murs, et une quantité d'images et de sons me reviennent en mémoire. Celles de Papillon bien sur dont, je m'en rends compte à présent, l'histoire est très représentative de la dureté de l'époque, mais pas seulement. Je repense au roman de Robert Merle «  La mort est mon métier », biographie romancée du commandant du camp de concentration d'Auschwitz où il se justifie avec une rigueur comptable d'avoir suivi les ordres. Je repense à ces mêmes camps dont l'existence a été rendue publique en 1945, alors qu'au même moment, les bagnes existaient toujours en Guyane. Je repense à cette expérience de psychologie connue sous le nom d'expérience de Milgram, où des sujets devaient envoyer une décharge électrique d'intensité croissante à une personne répondant mal à des questions (en fait un comédien). La majorité des participants, sous couvert de déresponsabilisation et d'obéissance à l'autorité, allaient jusqu'à infliger une décharge mortelle. Je repense à l'expérience de Stanford en 1971. Une vingtaine d'hommes volontaires et équilibrés avaient arbitrairement été divisés en deux groupe, celui des prisonniers et celui des gardiens. Les « gardiens » avaient la consigne flou que « le bon fonctionnement de la prison était de leur responsabilité, et qu'ils devaient la gérer de la manière qui leur conviendrait. » L'expérience devait durer deux semaines. Elle fut stoppée au bout de six jours en raison des dérives sadiques des pseudo gardiens et des traumatismes émotionnels des « prisonniers ».

 

Alors, si une simple expérience reconnue comme telle par ses participants a pu déraper aussi vite, que peut on penser d'un siècle de bagne dans des conditions au moins aussi rigoureuses que celles décrites dans cette expérience?

 

Là, l'individu n'existait plus, ne restait qu'un numéro.

 

Là, l'avilissement était poussé à son paroxysme, aidé en cela par les prisonniers les plus durs qui faisaient les sales besognes à la place des gardiens.

 

Ce sont des condamnés qui avaient les clés des blockhaus et des manilles auxquelles étaient écroués les bagnards parfois vingt deux heures par jour et qui monnayaient cet avantage auprès des prisonniers. Ce sont des condamnés qui fouettaient, parfois avec délectation, les punis. C'était un condamné qui tenait le rôle de bourreau lors de l'utilisation de la guillotine.

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Les blockhaus, cellules collectives. Pourquoi un nom allemand? Mystère!

 

blockhaus [Résolution de l'écran]

Enchainés par le pied gauche 22h sur 24, sur le dos, alignés, à 40 dans la même cellule, sur un lit de pierre.

 

Au delà de l'histoire du lieu, c'est la charge émotionnelle humaine qui envahit le visiteur. Comme une bourrasque imprévue. Comme une tempête incontrôlable.

 

 

Pour le tournage du film de Yves Boisset retraçant l'histoire de Guillaume Seznec qui passa dix neuf ans au bagne, une cellule a été « rénovée ». C'est l'occasion pour les visiteurs de se retrouver dans la position physique du bagnard incarcéré. En l'absence de volontaire dans un groupe d'une quinzaine de personnes, j'ai essayé. Était ce idiot de le faire? Ça l'aurait aussi été de ne pas le faire. Pendant cinq minutes, je me suis retrouvé dans la position très inconfortable du condamné puni à passer vingt deux heures par jour allongé sur une planche de bois, bloqué au niveau de la cheville gauche par une manille qui limite mes mouvements et m'oblige à me contorsionner pour essayer d'atteindre un des deux sceaux imaginaires prêt de la porte de la cellule. Deux sceaux: un pour l'eau « propre », l'autre pour les eaux « sales », et il était conseillé de ne pas se tromper. En guise d'oreiller, un bloc de bois taillé en biais. La chaleur est déjà étouffante avec la porte ouverte. Cellule close, je n'ose imaginer.

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L'expérience de la mise à l'écrou.

 

 

C'est bien ça le problème. J'ai beau faire des efforts, m'immerger autant que possible dans cet univers, je ne peux qu'effleurer du bout de l'extrémité de l'ongle ce qu'étaient les conditions de vie, et de mort, qui s'appliquaient au camp de la Transportation, à Saint Laurent.

vue sur le monde [Résolution de l'écran]

Vue sur le monde.

 

Maintenant, je suis de retour en métropole, et j'ai peur. J'ai l'impression que de nombreuses fois par le passé les hommes ont dit, crié, hurlé « Plus jamais ça! ».

 

Nous avons la mémoire courte. Nous avons la mémoire selective.

 

Ces dernières années, nous avons eu le scandale d'Abu Ghraib, nous avons eu Guantanamo. Un relent du passé!

 

Dans un autre registre, il est question de faire des « boot camp » en France, des centres pour mineur à encadrement « d'inspiration militaire ». Une bonne idée? Une fausse bonne idée? Encore une fois, je suis convaincu que les concepts sont généralement pensés pour le bien de la communauté et (j'espère) pour le bien de l'individu. Malheureusement, j'ai une foi très limité en l'être humain. Je constate effaré les talent dont nous sommes capables pour dévoyer des idées qui, prises différemment, permettraient à la société d'avancer. C'est une question de personne.

 

Naïf? Peut être. Pourtant je ne suis pas le seul à remarquer que dans « être humain », il y a … «  être humain »!

 

cellules [Résolution de l'écran]

 

 

Post Scriptum :

J'avais penser faire un article qui ressemblerait plus à une sorte de visite guidée, mais c'est un peu raté.

Du coup, voici quelques films à voir :

« Papillon » évidemment, qui montre mieux qu'on ne peut le raconter la vie au bagne. Film de 1971 avec Steve McQueen.

 

« L'expérience », film allemand réalisé par Oliver Hirschbiegel sorti en 2001 inspiré de l'expérience de Stanford.

 

« La vague », film allemand encore réalisé par Denis Gansel en 2008. Ce film inspiré lui aussi d'une expérience de psychologie montre la facilité avec laquelle on peut se laisser aller à suivre un mouvement autocratique et montre à quel point le «  plus jamais ça! » peut facilement être oublié.

 

Quelques liens :

Expérience de Milgram

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